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jeudi 19 octobre 2017

Reflétée dans un échiquier et d'autant plus présente, l'horreur de la barbarie nazie

"Le joueur d'échecs" de Stefan Zweig vu par David Sala. (c) Casterman.

Se rappelle-t-on que "Le joueur d'échecs", la nouvelle que Stefan Zweig écrivit durant les derniers mois de sa vie, de septembre 1941 jusqu'à son suicide au Brésil, le 22 février 1942, fut publiée à titre posthume en 1943? Sa traduction française parut en Suisse dès l'année suivante et fut ensuite révisée.

La nouvelle se déroule en 1941, sur un paquebot qui va de New York à Buenos Aires. A son bord, une paire d'amis découvrent que Mirko Czentovic, le champion du monde des échecs, fait partie des passagers. Comment le rencontrer? En organisant des parties d'échecs. Tout un petit monde va se croiser autour du plateau en damier, dont un autre champion redoutable. D'où ce dernier tient-il sa science? On va peu à peu le découvrir, en parallèle aux moments glaçants que lui a réservés la barbarie de l'occupant allemand. Si le mystérieux joueur n'est pas devenu fou, il le doit à une rencontre imprévue. Les deux facettes de l'humanité sont réunies dans ce huis-clos qui dénonce avec poigne le nazisme et dont la lecture ne laisse pas indemne.

Cette nouvelle inoubliable, toujours d'actualité puisqu'elle consigne la traque de l'autre pour sa religion, nous revient sous la forme d'une fabuleuse bande dessinée. David Sala a adapté le texte de Stefan Zweig en en gardant le titre, "Le joueur d'échecs" (Casterman, 128 pages) et a opté pour une narration graphique. Ses images de toute beauté, expressives, remarquablement construites, rendent parfaitement le récit original, le prolongent même.

"Cette nouvelle fait pour moi écho au contexte politique actuel", explique David Sala dans une notice réalisée par son éditeur pour son album, "par le thème du triomphe de la barbarie et de la brutalité face à la culture, l'humanisme et l'imagination. Même si nous sommes loin de ce qui se passait dans les années 1930, nous voyons resurgir une atmosphère particulière qui rappelle malheureusement les idées nauséabondes et inquiétantes de cette période. La peur de l'avenir génère cette forme de repli identitaire et communautaire que nous vivons aujourd'hui, comme si l'Histoire se répétait de manière cyclique. Elle nous fait réagir de manière souvent idiote, qui conduit à une simplification des idées. Or plus on simplifie, plus on perd de notre humanisme. Des propos qu'on ne pensait plus entendre sont réapparus, la partie n'est jamais tout à fait gagnée…"

La première planche du "Joueur d'échecs". (c) Casterman.

Album magnifique, "Le joueur d'échecs" se compose de planches dont les cases ne sont pas bordées de noir. "Parce qu'il n'y a pas d'encrage dans mes planches", me répond professionnellement David Sala, de passage à Bruxelles. "Le cadre n'a donc pas lieu d'être." Tant mieux parce que les images, réalisées au crayon de couleur et à l'aquarelle, s'assemblent en doubles pages somptueuses, jouant merveilleusement sur les gammes chromatiques et les motifs géométriques.

Un travail de titan que la sortie de cet album épais (les 107 planches sont complétées d'un cahier final reprenant recherches et esquisses). "Réalisé à l’aquarelle", confirme l'auteur, "Le joueur d'échecs" a été un travail de moine. Stefan Zweig a été une lecture d'étudiant. Le livre m'a frappé autant par la langue que par le thème et la manière dont l'histoire est racontée. Ce qui est intéressant, c'est que ce n’est pas un livre sur les échecs mais sur la montée du nazisme. C'est une façon différente de montrer celle-ci. C'est la fin d’une époque, l'échec d’une civilisation."

Le champion du monde. (c) Casterman.

Pour cet album, David Sala a réalisé un story-board ultra-précis des 107 pages, en organisant des séquences avec des codes couleur pour enrichir la lecture, du gris, du violet, du rose, du jaune… "C'est un gros livre", ajoute-t-il, "l'histoire l'imposait. Il n’était pas possible de la partager en deux volumes. Il fallait que ce soit un pavé. J'ai fait mes images sur les planches sans aucune reprise ni repentir. Je n'ai eu qu'un accident lorsque mon chat a marché dans la peinture et ensuite sur un dessin. Les coulisses servent à prolonger le voyage." Un vrai plus pour ce livre qui frappe par sa beauté plastique mise au service de ses idées. Que ce soit les variations sur les damiers, l'opposition entre lignes parallèles et carrés de couleurs, les visages des personnages ou les attitudes du joueur prisonnier.

Descente vers la folie. (c) Casterman.

Un travail lent: "J'ai commencé par lire le texte, deux fois, trois fois, quatre fois, dix fois, quinze fois. Puis, je l'ai laissé travailler. Ce travail non dessiné est capital. Du coup, quand je me mets à l'ouvrage, une grosse part est déjà faite. J'ai réalisé un rêve avec cet album. Sa complexité narrative, la Seconde Guerre mondiale, le fantastique, étaient un défi autant pour le scénariste que pour le dessinateur. C'était un Everest à adapter. Il y a plein de séquences sur le vide, sur le silence, comment les représenter? Il n'y a que des huis-clos dans cette histoire de descente aux enfers, de chute vers la folie."

"La partie" entre les champions. (c) Casterman.

Vu par David Sala, "Le joueur d'échecs" replace les inquiétudes de Stefan Zweig au cœur de nos actualités contemporaines.


Un exemple de "coulisses". (c) Casterman.







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