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jeudi 3 mars 2016

Lydia Flem - Georges Perec: 479 - 480

Chouette! Cinq ans après son magnifique "La Reine Alice" (lire en bas de note), Lydia Flem nous donne de ses nouvelles. "Je me souviens de l'imperméable rouge que je portais l'été de mes vingt ans" (Seuil, La librairie du XXe siècle, 233 pages) vient de paraître sous une jaquette corail pétante. C'est un réjouissant recueil de 479 souvenirs, liés de près ou de loin à ses vêtements, introduits chaque fois par la phrase de Georges Perec, "Je me souviens", qui, lui, en avait réunis 480. Quel est le souvenir manquant? Mystère.

On déguste les pages où les souvenirs de Lydia Flem, membre de l'Académie de Langue et de Littérature Françaises de Belgique, s'égrènent, dûment numérotés. On remarque que parfois ils suivent le même fil, et que parfois ils rebondissent d'une idée à l'autre. Autant de bonnes surprises qu'on découvre avec plaisir et curiosité. Longs de deux lignes ou d'un paragraphe, ils matérialisent les situations décrites. De ces mots concis, sobres, intimes ou comiques, graves ou frivoles, naissent autant d'images précises. Quel enchantement de se promener dans la vie de la romancière, également psychanalyste. Elle se souvient et on pourrait presque dire qu'on se souvient comme elle, ou à travers elle. Un vêtement qu'elle évoque rappelle un des nôtres. Une remarque à propos d'un amant nous propulse vers notre propre passé. Une scène de déshabillage nous téléporte vers hier ou aujourd'hui. Ou demain.

Lydia Flem. (c) HV
On sourit quand Lydia Flem fait remarquer qu'elle porte les mêmes initiales que le couturier Louis Féraud dont elle a adopté les sacs. On plonge avec elle dans la boîte à boutons familiale. On se remémore des scènes de films. On rencontre des acteurs, des actrices et aussi des philosophes. On se pose des questions sans réponse. On retrouve les termes techniques du milieu textile, aussi jolis que peu usités de nos jours. On savoure les noms des différentes teintes d'une couleur, de toutes les couleurs même puisqu'elles se présenteront toutes à nous au fil des pages. On croise bien entendu quelques photographes de mode, Lydia Flem est aussi une amoureuse de l'"attrape-lumière", on le sait.

"Je me souviens de l'imperméable rouge que je portais l'été de mes vingt ans" est évidemment bien plus qu'un collier de perles surgies de la mémoire et reprises dans un long index final. C'est un hymne d'amour aux tissus, aux vêtements, à la couture, aux cheveux, au corps, à l'amour sous toutes ses formes, aux couleurs, à tout ce qui, en réalité, fait la vie. Un chant d'estime à soi-même. Savourer les souvenirs évoqués crée autour de vous une petite bulle de bonheur dont il serait idiot de se priver. Foncez!

Et aussi

En réalité, plein de livres sont titrés "Je me souviens".
En voici trois qui m'ont bien plu.



Dans "Je me souviens…" (L'esprit du temps, "Textes essentiels", 2009; Odile Jacob, poche, 2010),  Boris Cyrulnik revient pour la première fois sur les lieux où il a passé son enfance. Après soixante-quatre ans de silence, il y retourne les 1er et 2 septembre 2008. On a beau connaître le travail et les livres du neuropsychiatre renommé, on est profondément bouleversé par le récit de ses jeunes années, et le regard qu'il porte enfin sur cette période lointaine qu'il avait toujours maintenue loin de lui. Il retrouve les lieux habités petit, quand il était un enfant de l'Assistance publique confié à des familles qui en tiraient rémunération. Il raconte l'enfance d'un orphelin, habité par le goût de vivre et sensible aux signes qui modifient le destin. Présentant son livre à la télévision, Boris Cyrulnik sourit quand il explique qu'il ne voulait pas aller dans des wagons "salés", mot compris à son jeune âge, alors qu'il s'agissait de wagons "scellés" destinés à Auschwitz. En le lisant, on sourit aussi avant de grimacer devant les horreurs. Mais le jeune Boris était avant tout un insoumis et son livre de souvenirs est une merveille d'humanité, à lire absolument, tant il est sincère, beau et bienfaisant. De quoi voir autrement nos mini problèmes quotidiens.


Des 480 "Je me souviens" composés par Georges Perec, l'illustrateur Yvan Pommaux en a choisi vingt qu'il a adaptés pour les enfants en les organisant dans le temps: le héros y grandit, au fil des souvenirs égrenés par un vieux monsieur d'aujourd'hui en conversation avec des enfants actuels. L'album "Je me souviens" (Georges Perec et Yvan Pommaux, Editions du Sorbier, 1997, épuisé) est la première prolongation en images de l'œuvre de l'écrivain. Une expérience séduisante même si les puristes pourront déplorer ne pas y retrouver leur Perec. Mais les enfants (dès 5 ans) découvriront dans ces superbes images, dépouillées et fortes, les souvenirs personnels de l'illustrateur. N'était-ce pas le but recherché par Perec, brièvement présenté en tête d'ouvrage? Pour Yvan Pommaux, cet album doit être l'occasion de conversations intergénérationnelles. Les enfants qui verront les voitures d'hier, ces publicités démodées, des jeux comme le Meccano, y trouveront mille prétextes à communiquer avec leurs parents. Pommaux explore en outre différentes facettes de la mémoire: le souvenir sélectif qui transparaît par exemple dans cette page sur le cinéma où seuls sont nets et en couleurs le héros et la jeune fille de son cœur, les autres personnages étant flous. Sa démarche le mène également à s'interroger sur la raison de ses souvenirs-cinéma: les films à l'affiche ou son état amoureux?


Quand un bébé est-il grand? Réponse amusée avec la version de Bénédicte Guettier de  "Je me souviens..."  (l'école des loisirs, loulou & compagnie, 2000, épuisé).
Un comble pour un héros à l'âge des photos sur peau de mouton! Le bébé de couverture y raconte toutefois avec beaucoup de pertinence les démêlés entre lui, sa tétine et ses parents...




Et donc, à propos de "La Reine Alice"


En février 2011, Lydia Flem publiait un roman intense, grave et tendre, magistralement orchestré, "La Reine Alice" (Seuil, 2011; Points, 2013). Magnifique, son dixième livre conte une traversée du cancer comme un chemin au-delà du miroir de Lewis Carroll. Elle en donnera une sorte de suite dans "Journal implicite" (De La Martinière, 2013), livre de photographies (2008-2012) en cinq chapitres dont le premier, le plus long, se rapporte à la "Reine Alice".

Je l'avais lu, influencée par les premiers mots de la quatrième de couverture qui annonçaient: "Hommage discret à Lewis Carroll". Une invitation que j'avais vite acceptée. En entamant ma lecture, j'ai appris qu'Alice a un cancer – ce qui figurait à la ligne suivante du résumé mais que j'avais occulté. Peut-être serais-je passée à côté d'un roman magnifique. Un travail d'écriture splendide, où l'écrivaine belge fait constamment se côtoyer la gravité de la maladie et une délicieuse malice.

Alice "passa réellement de l'autre côté" du miroir, écrit Lydia Flem. De l'autre côté d'elle-même aussi. Il ne s'agit plus, pour elle, de faire semblant comme elle aime à le faire. La petite boule découverte sous son doigt la projette dans le monde de la maladie. Un parcours qu'elle sublime en installant son Alice sur l'échiquier de l'héroïne de Lewis Carroll. Devenue Alice aux turbans avec les premières chimios, elle rencontrera les personnages de l'histoire, bienveillants ou non, et d'autres créatures magiques. "Si au moins elle pouvait s'inventer un fil, un fil de fiction pour reprendre pied dans la réalité…", écrit encore Lydia Flem.

De son écriture souple et vive, l'auteure suit le fil chronologique du cancer. Chacune des étapes est ponctuée de digressions fondamentales. Fiction et réalité s'interpellent sans cesse, s'épaulent, se jaugent, se défient. Pour l'enchantement constant du lecteur qui croise le Ver à Soie et son double volant, Blanc Lapin et le sourire du Chat du Cheshire, le voisin grincheux et la dame pâtissière, rares humains, le Grand Chimiste et Lady Cobalt, la Reine Rouge et les Contrôleurs, autant de personnages qui évoluent autour de cette Alice double, celle de la fiction et celle de la réalité. Ils parlent avec légèreté de choses graves. C'est divertissant et intense.

Tout du long de ce dixième livre, la romancière joue avec les mots, leurs sens, leurs sons, leur orthographe. Un ver à soie apparaît-il? Elle écrit : "cela va de soie, non, de soi". Prendre le pouls de la Reine Alice? "Non, ne me prenez rien." Plus loin, ce sont des paragraphes de mots commençant tous par la lettre B. Est-ce Lydia Flem qui écrit ou Alice, dont le stylo à l'ancienne court tout seul sur le papier? "Depuis que j'ai réellement traversé le miroir en tombant gravement malade", lit-on, "j'ai perdu tous mes repères, j'ignore qui je suis à présent. (…) Suis-je toujours la même avant et après? Non, je ne le crois pas, tout a changé dans ma vie. Je n'avais jamais pensé qu'un tel bouleversement puisse m'arriver. C'est un ouragan, une succession de tempêtes, de tourbillons, vous n'en avez pas la moindre idée…"

Dans ce roman qui n'élude rien de ce qui est difficile, perdre ses cheveux, avoir mal, peur, être fatigué, en traitement, Lydia Flem parvient à métamorphoser la douleur en beauté. Son livre se déguste et nourrit le cœur et l'âme. Il célèbre nourritures terrestres (tant de bonnes choses à manger sont citées), littéraires (il est plein de références de livres) et cinématographiques. Il s'achève par une série de photos prises par l'auteur avec son "Attrape-Lumière", balises d'un chemin vécu. L'Alice aux turbans est devenue une géniale Reine Alice.








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