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vendredi 5 février 2016

La saine colère de Stasys Eidrigevicius

En littérature de jeunesse, on voit souvent des albums dont certaines images ressemblent à d'autres. Clin d'œil, hommage et parfois emprunt pour ne pas dire copie ou plagiat. Si personne ne reproche à personne de s'approprier par exemple la "Chambre à coucher" de Vincent Van Gogh à l'une ou l'autre occasion, on comprend la réaction de colère de l'artiste polonais Stasys Eidrigevicius devant le pillage systématique de son œuvre par un copieur russe.

C'est le "Daily Heller" qui lance l'alerte: "L'artiste polonais et designer Stasys Eidrigevicius", écrit Steven Heller, "qui a été présenté à plusieurs reprises dans le "Daily Heller", a un sosie, ou plutôt ce qu'il décrit comme un copieur russe (un "Rosyjski kopista"). La copie peut être la plus grande forme de flatterie, mais l'emprunt est problématique. Une fois, deux fois, trois fois, c'est une influence, mais plus que cela... S'inspirer et copier la technique d'un maître fait partie de la tradition artistique, mais le dossier que Stasys a réuni suscite des questions. Espérons que dans le cadre du récent expansionnisme de Poutine, la Russie ne tente pas également d'annexer la propriété intellectuelle."

Et de présenter les originaux de Stasys Eidrigevicius à gauche et les travaux du "Rosyjski kopista" à droite.





Pas besoin d'ajouter quoi que ce soit.


Stasys Eidrigevicius est ce créateur né en 1949 en Lituanie, pays de sa mère où il passera son enfance et sa jeunesse (il fera des études d'art à Vilnius), mais  de père polonais. Ce n'est qu'en 1980 que ce grand voyageur, à l'affut de l'art aux quatre coins du monde, obtient l'autorisation de résider en Pologne. Il s'installe à Varsovie. Peintre et graveur, il affirme vite son style mêlant noirceur profonde et éclats de couleurs. On reconnaît de loin les regards vides de ses visages allongés. Très vite, il se fait repérer partout dans le monde de l'illustration et récolte de multiples récompenses. A Bologne, on remarque en 1985 son affiche réalisée dans le cadre de l'année internationale de l'enfant. L'année suivante, c'est Barcelone qui le met à l'honneur. Suivront en 1992 Bratislava et tout ce qui compte dans l'édition jeunesse.

Les traductions françaises de ses livres ont malheureusement largement disparu ces dernières années, victimes des bouleversements éditoriaux, à l'exception d'un récent album de François David qu'il a illustré, "Le garçon au cœur plein d'amour" (Motus, 2010).

"La Reine des neiges".

Mais ils avaient enchanté les années 1980 et 1990. En français nous sont notamment parvenus ses images sur des contes classiques dont "La Reine des neiges" d'Andersen (Grasset Jeunesse, 1984).


In "Le Chat botté".
In "Le Chat botté". 


















Sans oublier sa version interpellante du "Chat botté" de Perrault (Nord-Sud, 1990): remplie de symboles, énigmatique, repliée sur elle-même. Le conte se déroule dans un monde de ténèbres que ne réchauffe que la pointe de rouge utilisée pour les bottines du chat. Les regards des personnages sont étranges; fixes, sans paupières, ils font songer à des masques mortuaires. Aucune légèreté dans cette interprétation, aucun plaisir gratuit. Au contraire, l'illustration est sombre, inquiétante. Réfléchie, symbolique aussi. Le chat apparaît parfois si terrifiant qu'on se demande s'il n'est pas ogre lui-même (ne porte-t-il pas les bottes qui en sont l'attribut). Stasys Eidrigevicius s'est livré à une lecture critique du conte de Perrault sans renoncer à mettre en images les peurs terribles, enfouies au plus profond d'eux-mêmes, des enfants. Fort, l'album touche à l'âme et atteint l'effet libératoire du conte.


Il y eut aussi évidemment "Goulu, le meurt-de-faim" (raconté par Anna Frère d'après Kurt Baumann, illustré par Stasys Eidrigevicius, Editions Nord-Sud, 1993), soit un gourmand goulu dérivant vers l'anthropophagie... L'histoire toute simple - un goulu dévore tout sur son passage et finit par mourir de faim - se situe entre le théâtre et la narration. Il faut en effet examiner l'album de près. Au-delà de l'apparence sévère, des coloris éteints, de la mise en pages répétitive (une illustration en couleurs à droite, un crayonné en noir et blanc surmonté du texte à gauche), on réalise l'astuce: les images qu'on prenait au premier coup d'œil pour des dessins sont en fait les photos de personnages masqués! Cette alliance du comédien vivant (seules les mains rappellent l'appartenance à la race humaine) et du masque de papier (la composition picturale cache le visage) crée une ambiance particulière. D'autant plus bouleversante qu'on note une gradation dans ce que le masque dévore: éléments naturels comestibles en premier lieu, êtres humains ensuite. Cette dérive vers l'anthropophagie, proche du conte populaire, achève l'histoire terrible et cruelle d'une destinée non maîtrisée.








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