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jeudi 1 octobre 2015

Relire infiniment la "Lettre à D." d'André Gorz

A Bruxelles, le Théâtre national donne en ce moment "Lettre à D." d'André Gorz dans une mise en scène de Coline Struyf (infos ici).

A Bruxelles, un quotidien ramène ce texte sublime à la question "Amour peut-il rimer avec toujours?", étayée d'opinions de psychologues, de statistiques, de chiffres et de conseils!

Oublions cette page vespérale au plus vite pour revenir au livre, écrit au printemps 2006 et publié à l'automne, un an avant le suicide commun d'André et Dorine Gorz. Un récit magnifique toujours disponible.


Dans un petit livre tout en hauteur, repris en format poche, "Lettre à  D.", D. pour Dorine évidemment (Galilée, 2006, 76 pages, Folio, 2009, 81 pages), le philosophe André Gorz, né Gérard Horst en 1923 à Vienne, écrit à son épouse leur "merveilleuse histoire d'amour". D'une sincérité poignante.

Les premières lignes accrochent à jamais. "Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais." Une déclaration d'amour si belle qu'on la relit en vibrant chaque fois.

Avançant en âge, le philosophe André Gorz ("Le Traître") écrit une longue et sublime lettre d'amour à Dorine, Anglaise rencontrée à Lausanne en 1947, quand il n'était encore qu'un Juif autrichien sans le sou. Il rappelle à son épouse gravement malade leur rencontre, leur coup de foudre, leur mariage. Pas l'institution bourgeoise, mais un engagement à deux dans un projet commun, qu'ils confirment sans cesse, adaptent, réorientent. "Nous serons ce que nous ferons ensemble", avait proposé Dorine à celui qu'elle appellera toujours Gérard.

André Gorz et Dorine. (c) Daniel Mordzinski.
Les étapes de cet amour exceptionnel s'égrènent sous une plume alerte. "J'ai besoin de reconstituer l'histoire de notre amour pour en saisir tout le sens. C'est elle qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l'un par l'autre et l'un pour l'autre", indique l'auteur.

Ex-enfants ballottés, ils bâtissent ensemble un socle à eux et se protègent constamment l'un l'autre. Lui sera écrivain, soutenu, aidé, encouragé par la confiance absolue de sa femme. "Aimer un écrivain, c'est aimer qu'il écrive, disais-tu." Elle aura ses propres activités mais sera toujours aux côtés de son mari: documentaliste, première lectrice surtout. Le couple a signé un "pacte pour la vie"et une œuvre.

Leur histoire touche au cœur, par son ampleur et sa qualité, par sa sincérité. Dès la première page, André Gorz avoue ce qui le taraude: pourquoi n'a-t-il pu dire plus tôt - avant le printemps 2006 où il a rédigé son texte - que son épouse est ce qu'il a eu de plus important dans sa vie? pourquoi l'a-t-il défigurée à plusieurs reprises dans "Le Traître"? Les réponses viennent petit à petit, cernant la personnalité de l'un et de l'autre, deux êtres qui se sont donné la chance de s'aimer. Leurs engagements absolus font du bien à tous ceux qui les lisent. Leur "merveilleuse histoire d'amour" est aussi l'itinéraire, politique et privé, d'un couple uni à jamais.

Ensemble dans la vie, André Gorz (84 ans) et son épouse Dorine (83 ans) l'ont aussi été dans la mort, se suicidant le lundi 22 septembre 2007 à leur domicile de Vosnon, près de Paris.

Leur décision fut prise en liberté et motivée sans doute par le désarroi d'André Gorz devant l'aggravation de l'état de santé de son épouse. On la savait malade depuis longtemps, très diminuée par une arachnoïdite, affection évolutive provoquant paralysies et douleurs. Selon des proches, un message épinglé sur la porte de la maison demandait de « prévenir la gendarmerie ». A l'intérieur, les deux octogénaires reposaient côte à côte, unis dans la mort comme ils l'avaient été dans la vie. Des lettres étaient adressées à des proches.

La dernière phrase de l'intense "Lettre à D." dit: "Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble." Caressant un espoir fou, elle contrebalance la précédente, "Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l'autre", qui a pris tout son sens un an après avoir été écrite.

Curieusement, "Lettre à D.", le dernier livre d'André Gorz, aura été un de ses titres les plus connus, du moins de la nouvelle génération. Influent dès les années 1950, le penseur de l'écologie politique et de l'anticapitalisme avait notamment signé "Ecologie et politique", "Ecologie et liberté", "Adieux au prolétariat" et "Métamorphoses du travail". Sans oublier "Le traître", essai autobiographique publié en 1958, "dix-huit mois après la remise du manuscrit", préfacé par Jean-Paul Sartre qu'il avait rencontré en Suisse et dont il était devenu proche; il collaborait à la revue "Les temps modernes".

Le Viennois de naissance, naturalisé français, aimait les identités multiples: de son vrai nom Gérard Horst, il devenait le philosophe André Gorz ou le reporter Michel Bosquet. Il avait signé à "Paris-Presse" puis à "L'Express" en 1955 avant de fonder "Le Nouvel Observateur" en 1964, avec Jean Daniel et Claude Perdriel. Il s'en était retiré en 1983, après une grave opération subie par son épouse: "Pendant tes mois de convalescence, j'ai décidé de prendre ma retraite à 60 ans." Le couple s'installera à la campagne dans la maison de Dorine puis à Vosnon. André Gorz continue d'écrire sans jamais regretter sa décision.

Le dernier paragraphe de "Lettre à D." en reprend les phrases initiales à peine modifiées, un anniversaire étant passé par là. "Tu viens juste d'avoir 82 ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait 58 ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide débordant que ne comble que ton corps serré contre le mien." Ces deux-là étaient inséparables.


Le début du livre peut se lire ici.


André et Dorine.

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