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lundi 10 novembre 2014

Vera, en quête de sa vérité

Jean-Pierre Orban. (c) Daniel Murphy.
Jean-Pierre Orban est loin d'être un inconnu dans le petit monde de l'écrit. Articles de presse, nouvelles indépendantes ou en recueil ("Chroniques des fins"),  textes pour le théâtre - dont "King Leopold II" sur le colonialisme et d'autres qui sont encore dans les mémoires -, beaux livres, scénarios pour le cinéma, traductions et adaptations, dont Hanif Kureishi, livres pour la jeunesse, un micro-roman ("Les rois sauvages") ainsi que différentes collaborations éditoriales ont rendu célèbre celui qui étudia en Belgique la philosophie, le journalisme et le théâtre.

Aujourd'hui, tout en travaillant à un essai biographique sur l'écrivain belge Pierre Mertens qui devrait faire date,  Jean-Pierre Orban publie un roman, pas un macro-roman, non, son premier roman. "Vera" (Mercure de France, 266 pages) se déroule principalement à Londres dans les années 30 et accessoirement à Paris ensuite, deux villes que l'auteur connaît bien pour y avoir habité ou y résider aujourd'hui. Rien  à voir donc avec l'Afrique coloniale ou patrimoniale qui sont deux de ses nombreux centres d'intérêt.

Dans ce beau roman à la première personne comportant de nombreux flashbacks, on suit l'histoire de Vera, une jeune fille qui a onze ans en 1933 et vit à Little Italy, ce quartier de Londres qui ne porte pas son nom pour rien. Elle est fille unique, mais pas le premier enfant du couple d'immigrés italiens, réfugiés économiques comme des milliers d'autres alors. A Trieste, Ada et Augusto Tanner ont déjà eu des bébés, qui n'ont pas survécu à la misère et à la maladie. A Londres, ils tiennent une épicerie, un "grocery store", un bric-à-brac où on trouve de tout, et vivent sans bruit. Vera grandit à Clerkenwell, Italienne dans un autre pays que le sien. Elle est très vite séduite par l'idéologie fasciste qui est enseignée en italien aux Italiens de l'étranger, les "Italiani all'estero", après l'école, lors de cours du soir, durant la "doposcuola". Comme elle est douée, elle est rapidement repérée par une femme, Nunzia Chiegi, et mise à l'avant lors de cérémonies ou même choisie pour des camps de vacances ou des déplacements.

Né en Belgique d'une mère italienne et d'un père belge, Jean-Pierre Orban a fait de nombreuses recherches historiques pour donner du sens et de la profondeur à son premier roman. Il y explique notamment très clairement comment se pratiquait l'endoctrinement tel que l'a subi Vera. Combien est exaltée la culture du pays d'origine, comme sont estompés certains points d'histoire! Ce qui n'est pas sans résonance avec l'actualité récente.

"Si j'ai aimé ces livres? Oui, avec passion", dit Vera à propos de ce qu'on lui proposait à la "doposcuola". Et aussi la manière dont étaient enseignées les premières années du Duce. "Oui, j'ai aimé ces livres. Et c'est par eux, par l'image et la typographie que je suis tombée, comme dans un pot de miel, dans le fascisme", dit Vera quelques pages plus loin.

Il faudra la guerre, et un drame familial, la disparition de son père, arrêté en Angleterre parce qu'Italien, pour que les écailles tombent des yeux de Vera. La jeune femme va se réveiller, rencontrer d'autres personnes, une autre langue, le français, en plus de l'anglais et de l'italien qu'elle connaît déjà. Elle dont le prénom signifie "vraie" va d'interrogation en interrogation. Comment être vraie dans l'environnement qui est le sien? Comment avoir une identité, même et surtout si elle est différente des autres?

Vera va quitter son ghetto de Little Italy pour aller à Soho. Elle a besoin de travailler et trouve une place au Restaurant Le Bourgogne. Une famille de remplacement aussi. Un soutien. De l'amitié. Et l'occasion de parler et d'écouter. De découvrir les livres. Les clients du restaurant lui ouvrent mille voies, des bonnes et des moins bonnes. Mais Vera continue son chemin vers sa vérité et assume ses choix.

La fin de la guerre lui donne l'occasion de participer à une entreprise unique, la réalisation des actualités au cinéma. "Il était temps que nous soyons heureux", dit Vera. Attentive à elle-même, elle ne renie pas ses proches, sa mère en premier lieu dont on suit le cahotant chemin de vie de bout en bout, et un autre, qui arrive tout seul, sans s'être annoncé, et portera le poids de l'histoire familiale et de ses non-dits.

Jean-Pierre Orban brasse avec art beaucoup de sujets dans ce beau premier roman aux nombreux personnages, à l'écriture soignée, mêlant itinéraire personnel et grande Histoire, sous l'égide de Winston Churchill et Charles de Gaulle, pimentant son récit de rebondissements et d'anecdotes remarquables. "Vera" est aussi ambitieux que réussi. A lire.


A noter que "Vera" est un des cinq titres français sélectionnés pour le Prix du Premier roman. Avec, pour les premiers romans français,  Clotilde Coquet ("Parle-moi du sous-sol", Fayard), Aurélien Delsaux ("Madame Diogène", Albin Michel), Laure Des Accords ("L’envoleuse", Verdier), Pascale Fautrier ("Les rouges", Seuil), et, pour les premiers romans étrangers, Rene Denfeld ("En ce lieu enchanté", Fleuve Editions), Boris Fishman ("Une vie d’emprunt", Buchet-Chastel) et Benjamin Wood ("Le complexe d’Eden Bellwether", Zulma). Verdict ce 13 novembre.

Et aussi un des cinq sélectionnés pour le Prix Rossel 2014 qui sera remis le 4 décembre. Les quatre autres finalistes sont Véronique Bergen pour "Marilyn Naissance année zéro" (Al Dante, 292 pages), In Koli Jean Bofane pour "Congo Inc, le testament de Bismarck" (Actes Sud, 298 pages), André-Joseph Dubois pour "Ma mère par exemple" (Weyrich, 135 pages) et Hedwige Jeanmart pour "Blanès" (Gallimard, 272 pages).





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